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Xavier Emmanuelli : « Un pauvre, c’est un pauvre de liens. Il faut enseigner le souci de l’autre »
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Xavier Emmanuelli : « Un pauvre, c’est un pauvre de liens. Il faut enseigner le souci de l’autre »


Calvi

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Le 28 Mai 2018


- Comment analysez-vous le problème de la pauvreté en Corse ?
- Je ne connais pas précisément la problématique de l’île, mais le premier problème que j’ai identifié est le changement culturel qui a eu lieu sur deux générations. On est passé très rapidement d’une société traditionnelle avec des rites, des rythmes, des repères, des coutumes… à une société urbaine, mondiale, une société de l’image. La tradition de la Corse, en tant qu’île méditerranéenne s’appuie sur une solidarité implicite. Trois générations successives vivaient ensemble : les parents, les grands-parents et les enfants, sans compter la parentèle. Quelque chose qu’on ne peut pas comprendre en dehors de l’île est cette phrase sur les avis de décès : « De la part des parents, amis et alliés ». Elle signifie qu’existe un réseau chaleureux envers lequel vous avez des devoirs d’entraide. Vous appartenez à un voisinage que vous avez choisi et qui est identifiable avec des rythmes de temps et des références culturelles dans une île chargée d’histoire. On est passé à une société urbaine, semblable à toutes les autres, non seulement en Europe, mais sur tous les continents.

- En quoi ce passage est-il problématique ?
- Les coutumes, les usages, ne se sont pas transmis correctement. Ils se sont, donc, effrités rapidement. S’est développée un peu partout une précarité, non seulement de biens, mais aussi de liens. De nombreux vieux vivent dans la solitude. Le premier problème propre à notre société latine insulaire, est, donc, ce changement de vision sociétale.

- N’est-ce pas comparable à ce qui s’est passé partout en France avec l’exode rural ?
- En Corse, c’est plus sournois ! Et ça n’a pas été digéré ! Les gens sentent ce manque de sens. Sans cela, il n’y aurait pas ce désarroi politique et cette précarité économique. La Corse était une région pauvre, une société traditionnelle, rurale et pastorale. Les gens vivaient plus ou moins en autarcie avec leurs jardins et leur bétail, ils ne savaient pas qu’ils étaient pauvres ! La nouvelle économie et la perte des liens rendent les choses plus dures en Corse parce qu’il y a ce ressenti qu’il n’y a probablement pas dans les autres régions. On sent un manque.

- Qu’est-ce qui a fait prendre conscience aux gens de leur pauvreté ?
- Le sociologue Zygmunt Bauman a énoncé un concept que je trouve génial et qui s’appelle : la société liquide. C’est une société de changement, centrée sur la mode et l’actualité, où il n’y a pas de repères, où une actualité chasse l’autre, où le temps disparaît, ce que j’appelle : le temps englouti. Il n’y a pas de continuité. Les sociétés traditionnelles savaient très bien quand étaient le temps des semailles, le temps des moissons, le temps des labours… Notre civilisation actuelle n’a pas besoin de savoir cela, de connaître l’environnement. Regardez la panique dès qu’il fait froid ou chaud ! La société actuelle ne sait pas l’endurer.

- Est-ce pour cela que vous dites que la pauvreté en Corse est structurelle ?
- Elle est structurelle comme dans les régions rurales. Mais il y avait ce lien implicite entre les gens, les villages et les territoires… qui n’existe plus ! On assumait le cousin un peu simple ou la vieille qui souffrait d’Alzheimer, on n’aurait pas eu l’idée de la mettre dans une EHPAD. L’idée est venue quand on a voulu rationnaliser quelque chose qui n’est pas rationnel. Ce ressenti, issu de la précarité économique, est un particularisme corse.
- Qu’est-ce qu’un pauvre, selon vous, aujourd’hui ?
- Un pauvre de liens ! Le dernier commissaire de la République, Jean-Baptiste de Foucault, dit que tout être humain a trois contrats. Le premier est le contrat du travail. Vous produisez une activité, la société vous rémunère avec un contrat. Vous existez dans le monde, vous vous faites des relations. Si vous êtes virés, vos relations peuvent vous aider. Le travail est donc nécessaire. Le second est le contrat de l’altérité : donner, recevoir, prendre, offrir, remercier. Il est très important. Je ne vois pas comment on pourrait s’en passer ! Le troisième est beaucoup plus mystérieux, il se fonde sur les pourquoi : pourquoi ma douleur ? Pourquoi n’ai-je pas la baraka ? Pourquoi je vais mourir ? Et sur la demande de religiosité, de spiritualité qui en découle. On ne peut pas avoir un contrat sans les autres. On a besoin des trois.

- La crise économique fait monter la précarité en Europe. Ces deux phénomènes sont-ils concomitants ?
- Plus une société souffre, plus elle se replie sur ses archaïsmes et plus elle ressent qu’elle n’est pas invitée au banquet. Il n’y a qu’à regarder les populismes qui montent en Europe et le rejet de l’autre. Le travail s’est virtualisé. On parle de fracture numérique. Avant, les braves gens, qui n’avaient rien, pouvaient louer leur énergie dans le secteur informel, rétamer des casseroles, faire des travaux dans les interstices. Aujourd’hui, à part en Afrique, ce n’est plus possible. Pour avoir un travail, il faut une assurance sociale… Les Corses étaient fonctionnaires de l’Empire ou soldats, ces boulots étaient des solutions qui n’existent plus. A la précarité économique réelle et globale des sociétés urbaines européennes s’ajoute un ressenti de frustration. Il y a une demande non formalisée d’une jeune génération qui ne trouve pas de boulot, mais qui veut que sa vie ait un sens. Personne ne lui explique. Et si c’est une société de tradition qui perd son sens, comment faire ?

- Justement, que peut-on faire ?
- Education ! Aujourd’hui, les familles passent 3 heures par jour devant la télévision qui nous décrit le monde sans donner d’explications. C’est comme dans un théâtre de marionnettes ou dans la Commedia dell’arte. On nous montre Alep ou Damas sans nous expliquer les tenants et les aboutissants des destructions, qui sont les combattants, d’où ils sortent, avec qui ils sont alliés et pourquoi… On nous montre des images chargées d’émotion sans leur donner aucun sens. On fait les mêmes images partout dans le monde. Cette perte de sens, d’appartenance et de décodage du monde est un problème de fond. Un autre exemple : le bac pour tous pour faciliter l’entrée à l’université. Cela produit des tas de psychologues et des sociologues que personne n’emploie, faute de place. Le système est mal réfléchi. C’est la même chose pour le système de santé.

- Qu’est-ce qui est mal pensé dans le système de santé ?
- On a fondé le SAMU. C’est un système formidable et je suis très heureux d’y avoir participé, mais il était tellement efficace qu’il a bouleversé l’ensemble du système de santé. Le système d’amont était basé sur le médecin généraliste qui entrait dans les familles et était écouté. C’était un notable, mais aussi un accompagnant fraternel. Aujourd’hui, il a disparu. L’entrée en soins passe par l’urgence, mais il n’y a pas de système de suite. On a voulu la séparation sanitaire /social, séparer les établissements médico-sociaux, des établissements médicaux, mais on n’a pas compris qu’il fallait travailler en transversalité. Tout le monde est devenu expert. On a créé, à l’époque, ces outils pour apporter des solutions. Aujourd’hui, on décrit les besoins en fonction de ces outils qui datent, sont devenus trop étroits et ne sont plus forcément efficaces. On fait l’inverse de ce qu’il faut faire ! Il y a une rupture entre une vision technique et une demande sociétale qui a changé. On ne peut pas revenir en arrière, ça ne marche plus. Le président du Conseil national de l’ordre des médecins, Patrick Bouet, a écrit un livre intitulé « Système de santé, explosion garantie ». Tout est remettre à jour.

- Ce constat fait, quelles solutions apporter ?
- Il faut travailler au plus près des gens. Avec l’humanitaire, on découvre la vie quotidienne des gens, leur souffrance, leur malheur. Ce que ne peut pas faire l’institution. Le politique doit s’emparer de ces expériences et récupérer les bonnes initiatives. Qui a inventé le PASS (Point d’accès aux soins de santé) pour les migrants, les SDF ? C’est l’humanitaire. La loi contre l’exclusion vient du travail de terrain dans les bidonvilles. Au début de la télémédecine, on pensait mettre cet outil dans les EHPAD et les prisons où il n’y avait pas assez de personnels, alors que c’est justement l’endroit où il ne faut pas le mettre, où on a le plus besoin de la présence biologique d’un être humain. On nous parle beaucoup de l’homme augmenté, de l’intelligence artificielle. Toute ma vie de médecin, j’ai essayé de traiter l’homme diminué ! La destinée de l’être humain est de parcourir sa vie, d’être une mécanique qui produit et reçoit du sens et de l’amour. Il faudrait, dès l’enfance, dès l’école, rappeler notre statut sur la terre, l’environnement, la phylogénèse, faire découvrir le monde et enseigner le souci de l’autre.

- C’est-à-dire ?
- Ce n’est pas savoir comment se débrouiller dans l’entreprise, mais comment faire quelque chose pour son voisin. En 2003, la France a vécu la canicule : 2000 vieux abandonnés ! Les gens apprenaient que leur voisin de palier était desséché à l’hôpital ! Quand il fait trop froid, on prend les gens qui vivent dans la rue pour les amener de force au chaud dans les centres d’hébergement. On n’a pas réfléchi au souci de l’autre ! La précarité ou le tout économique n’est qu’une toute petite partie de ce qui nous arrive. En Corse qui est un pays de tradition, on peut comprendre cela. Si je le dis à la fac de médecine, ce n’est pas sûr ! On vous y apprend tel syndrome ou le mouton à cinq pattes, mais pas à évaluer la détresse des gens. Au SAMU, on rétorque que c’est du social ! On répond aux gens comme dans un centre d’appel. Mais, ce n’est pas un appel ordinaire, c’est un appel de détresse, un appel au secours !
- La Corse est confrontée, comme d’autres régions, aux déserts médicaux. Comment y remédier ?
- Comment avons-nous fait à MSF et Médecins du monde alors que nous étions confrontés à une précarité de moyens et de distance ? Nous avons fait des missions mobiles placées sous la responsabilité de la personne la plus expérimentée. On peut résoudre les déserts médicaux à condition de renverser la logique actuelle qui tire à sa fin : ce n’est pas au malade de venir à l’institution, c’est à l’institution de venir au malade ! Le monde est devenu mobile et fluide. Comme lui, soyons mobile et fluide !

- Ce que vous dites est inquiétant. Cette prise de conscience semble problématique ?
- Pas du tout ! Elle vient ! Prenez les migrants. Les gens sont inquiets et disent qu’ils vont déstabiliser nos sociétés. Probablement ! Cela va, en tous cas, les changer parce que le monde entier est sur les routes. Les politiques crient au danger et veulent mettre des barbelés, ce qui est un paradoxe dans l’espace de Schengen de libre circulation des biens et des personnes. Les gens du peuple voient la souffrance des migrants, ont envie de faire des choses et transgressent la loi pour les aider. C’est un levain.

- Mais il y a urgence. Que peut-on faire là aujourd’hui pour les gens qui souffrent de précarité ?
- On ne peut rien faire dans l’urgence, mais il faut protéger les gens. Sans pour autant tout confondre. Il y a trois stades qu’il faut traiter différemment : la pauvreté, la précarité et l’exclusion. La pauvreté, je vous l’ai décrite. La précarité, c’est aussi une fragilité. Etre précaire, c’est ne pas disposer de toutes les normes pour se débrouiller dans la vie. Un précaire ne sait pas se servir d’un ordinateur, est à la merci d’un petit boulot ou d’une situation familiale. S’il est déjà fragile, un incident peut le précipiter dans l’exclusion. Il y a des pathologies de la précarité : les gens pensent qu’ils sont des vaincus, que leur CV ne marche jamais... Il faut les re-narcissiser. Existe aussi la pathologie du miroir du corps. La perception du corps, du temps et de l’espace est un code avec les autres. L’exclusion vient de l’enfance. On ne récupère jamais ce qu’on n’a pas eu. Les gamins, qui sont allés de famille d’accueil en famille d’accueil, et ont été considérés comme rien, penseront qu’ils ne sont rien. On les retrouvera dans la rue, c’est irréversible !

- Le plan Banlieues de Borloo, qui coûte 48 milliards €, a été rejeté par le gouvernement. N’y-a-t-il pas aussi un problème de financement, un manque de moyens ?
- Non ! Il ne faut pas un nouveau plan pour demander, une fois de plus, plus de moyens. Ce n’est pas comme ça que le mal se traite ! Les moyens et les dispositifs existent, il faut les transformer. Plus de moyens pour les mettre où ? Et pourquoi faire ? Pour reproduire un modèle qui n’a pas marché ? Quelle est la finalité ? Ce qui manque le plus, je vous l’ai dit : c’est le souci de l’autre. Il faut être attentif. Nous sommes arrivés à un moment où nous devons décrire correctement ce que nous attendons de nos systèmes. Il faut faire travailler les dispositifs ensemble, faire une garde médico-psycho-sociale de jour et de nuit et rencontrer les gens. En 1945, la France a mis en place un système génial : la PMI (Protection maternelle infantile) pour protéger, pas seulement la mère, mais le lien mère-enfant, et l’accompagner six mois avant la naissance, douze mois après. Les institutions sont statiques alors qu’on a besoin de système dynamique, de se projeter dans le temps.

- Avez-vous l’espoir que les choses changent ?
- Je n’ai pas d’espoir, j’ai des certitudes ! Il y a trop de micro-signes qui ne trompent pas, mais encore faut-il regarder dans la bonne direction ! On est arrivé au bout du système, on essaye d’ajuster avec ce que l’on connaît. On dit que c’est un problème économique ? Sans doute, en petite partie ! C’est surtout un problème de références insaisissables, symboliques. Notre monde a besoin de symboles. La société s’est dématérialisée, technocratisée, vidée de ses références, elle a besoin de se choisir une symbolique. La précarité de biens est aussi une précarité de liens. En réparant le lien, on réussira à réparer le bien.

Propos recueillis par Nicole MARI.



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